Censure & Course de chars: A Love Story
Quand on meurt de faim, on mange des tout petits bouts de pain.
*Traumavertissement: il sera rapidement question de viol dans la section sur le Code Hays, puis d’homophobie et de violence.
Avez-vous déjà regardé un film qui semble profondément marqué par les mœurs de son époque qu’il vous est apparu presque farfelu? Un couple marié depuis plusieurs années, flanqué d’une petite colonie d’enfants. L’homme a un bon travail, et la femme reste à la maison. Une fois la nuit venue, l’homme et la femme montent à l’étage, dormir dans la chambre qu’ils partagent, et vous êtes surpris de les voir se coucher dans deux lits simples, séparés par une table de chevet. Plus tard dans le film, à l’occasion d’une soirée mondaine, vous apercevez un homme célibataire, un pilier d’un groupe d’amis qui s’entend particulièrement bien avec les épouses, et qui se permet quelques commentaires très subtilement grivois envers les hommes du groupe. L’histoire ne traitera jamais de l’orientation sexuelle de l’homme, mais à vos yeux et à vos oreilles de spectateur aguerri, vous entendez les commentaires comme des indices qui révèlent une vérité que le film ne peut pas rendre explicite. Après tout, si un couple marié ne peut pas être vu dormir dans le même lit en 1947, l’homosexualité d’un personnage, dans la même logique, doit être présentée dans une série de sous-entendus qui pourraient passer sous le radar des spectateurs moins attentifs.
When you’re starving, you’ll eat breadcrumbs
C’est une expression que j’ai souvent entendue quand j’étais aux études, utilisée pour décrire la relecture constante des médias que les jeunes personnes queers effectuent afin de trouver une semblance de filiation entre eux et les personnages hétéronormés présentés à l’écran. Le moindre signe dans des séries de leur enfance — on nommait souvent Charmed, les premières saisons de Buffy the Vampire Slayer ou encore Xenia Warrior Princess — devenait rapidement canon, pour se sentir vu. La même logique peut être appliquée à la période de prédominance de la censure à Hollywood, où l’homosexualité était bien entendu un tabou dont l’existence était impossible de montrer à l’écran, même dans les cas où les relations entre personnes de même sexe étaient un fait historique. Entre en scène l’Antiquité romaine.
La documentation sur les relations sexuelles entre hommes dans l’Antiquité romaine est vaste et bien mainte fois analysée. Marguerite Yourcenar a raconté la passion véritable de l’empereur romain Hadrien pour le jeune Bithynien Antinoüs, dont la mort attrista tant l’empereur qu’il élève son amant au statut de dieu. Le cas de l’empereur n’est en aucun cas unique, et bien qu’on distingue souvent notre conception contemporaine de l’homosexualité des relations entre hommes durant l’Antiquité romaine qui s’apparentaient souvent davantage à des démonstrations de pouvoir qu’à de l’amour à proprement parler, les faits restent les mêmes. Bien qu’il en soit ainsi, les films de type péplums — que j’aime appeler des films de sandales — connait son effervescence au même moment que l’apogée de la censure hollywoodienne et donc, sont contraints de faire abstraction aux relations entre hommes, où de les présenter implicitement, aux spectateurs aguerris. En somme, c’est l’histoire de scénaristes qui utilisent de l’encre invisible pour transmettre un message que seulement ceux et celles qui savent que si on regarde le papier dans la lumière, le message va être révélé. Bien que mon but n’est pas de louanger la censure, ni d’en approuver l’existence, je propose plutôt d’explorer son apport à la créativité, puisque, pendant les années les plus rudes, la censure a été par nécessité la mère de l’invention. Je vous amène avec moi parler du code Hays, de généalogies queers, de Saint-Sébastien, de Ben-Hur et de Spartacus.
Code Hays 101
L’action commence dans les années folles. C’est les années 20, le cinéma est encore tout nouveau, et Hollywood fait figure d’Eden avant le déluge, où le chaos et la splendeur se côtoient régulièrement. Si Hollywood prospère, plusieurs observateurs sont particulièrement opposés au laxisme moral qui s’empare de la société, qu’ils attribuent à la légèreté des mœurs de l’industrie cinématographique. En 1920, par exemple, l’actrice Mary Pickford l’original american sweetheart, obtient un divorce d’Owen Moore pour marier son amant Douglas Fairbanks, causant un grand scandale. L’année suivante, le comédien Roscoe «Fatty» Arbuckle, est accusé du viol et du meurtre de l’actrice Virginia Rappe. Après trois procès, Arbuckle est acquitté, mais sa réputation en demeure entachée et sa carrière se termine dans le scandale. Après plusieurs années marquées par les esclandres d’Hollywood, le public en vient à associer l’industrie du cinéma avec l’excès et la décadence, vus comme un résultat direct du type de films produits par Hollywood à l’époque, principalement des films de gangsters caractérisés par leur violence, et des comédies à teneur ouvertement sexuelle. L’outrage du public mène à des demandes répétées en faveur de la censure, particulièrement des ligues chrétiennes clamant le retour de la décence et de la vertu.
Dans ce contexte au potentiel hostile, les grands studios se regroupent pour éviter la censure externe et créent la Motion Picture Producers and Distributors of America, ou MPPDA, une nouvelle organisation responsable de protéger et de promouvoir la croissance de l’industrie cinématographique américaine. Le fonctionnaire étranger à l’industrie du cinéma, Will Hays est mis en place à la tête de l’organisation. Pour répondre aux demandes de l’Église catholique, s’inquiétant qu’Hollywood avait pour mission de corrompre la jeunesse du pays, Hays impose la censure aux studios en créant une liste surnommée “Don’ts and Be Carefuls” en 1927. Parmi les ‘Don’ts,’ on retrouvait, par exemple, des interdictions de montrer à l’écran ou de faire référence à des relations entre deux personnes de race différente, à la traite des blanches, au trafic de drogue et à la «perversion sexuelle», c’est-à-dire à l’homosexualité. Parmi les ‘Be Carefuls’ on retrouvait les sujets de la consommation de drogues, la séduction de jeunes filles, le viol et les gestes criminels comme les incendies volontaires, qu’il fallait traiter avec grande précaution.
La liste, celà dit, manquait de mordant pour les ligues chrétiennes, qui la considérait trop faible face à la masse de tabous dont elles souhaitaient libérer le cinéma. Face aux risques répétés de sanctions et de censure externes au niveau local, la MPPDA mit en place un code à proprement parler. Une série de règles traitant de divers sujets qui devaient être respectées à la lettre, sans quoi un film pouvait se voir refuser le droit d’être diffusé, ou encore n’être présenté qu’après un arrêt chez le coiffeur, qui trimait les parties parfois nécessaires du film qui n’adhéraient pas au code (pensez au prêtre dans Cinéma Paradiso qui regarde les films en sonnant sa cloche à chaque fois que deux personnes s’embrassent). Dans ce contexte-là, les scénaristes, réalisateurs et producteurs devaient redoubler d’ingéniosité pour garder de l’attrait dans leurs films, utilisant parfois des codes, comme dans le cas de Ben-Hur et de Spartacus.
Généalogies queers: On a tous besoin d’ancêtres
La restriction du Code Hays qui m’intéresse le plus dans ce contexte-ci, ceci dit, est très courte et symptomatique des attitudes concernant l’homosexualité dans les années d’implémentation du Code. La quatrième restriction du deuxième article du Code mentionne simplement: «sex perversion or any inference to it is forbidden», autrement dit, les références directes ou indirectes à l’homosexualité sont strictement interdites. Comme le mentionne Vito Russo dans son excellent ouvrage The Celluloid Closet, des références à l’homosexualité faites dans un esprit malicieux, comme pour injurier quelqu’un, étaient bannies des films. Dans ces circonstances, les scénaristes et réalisateurs disposés à le faire durent redoubler d’ingéniosité pour inclure des trames narratives centrées sur l’homosexualité. La stratégie la plus payante était sans conteste d’utiliser des codes qui permettraient à leurs personnages queers d’être reconnus par ceux qui disposaient des mêmes codes. If you know you know, comme on dit.
Il va sans dire que la période historique pendant laquelle le Code Hays fut rédigé était peu clémente face aux communautés homosexuelles, qui, faisant face à la discrimination et à la répression, cherchèrent à développer des ressources et des stratégies leur permettant de miner les autorités de la culture dominante en créant des conceptions d’eux-mêmes plus positives. Des stratégies en question impliquait la création de généalogies queers façonnées en réclamant des figures historiques comme membres de leurs communautés queers. Michel-Ange, William Shakespeare ou Jeanne d’Arc et Saint-Sébastien en sont quelques exemples. Ce dernier, invoqué pour contrer la peste et les épidémies, fait office de saint patron des homosexuels, une véritable icône queer.
Le jeune Sébastien, un soldat chrétien, est souvent montré en peinture transpercé par les flèches que lui avaient envoyées les hommes de l’Empereur Dioclétien. L’histoire de la Légende dorée raconte que Sébastien aurait survécu à cet assaut avec l’aide des femmes qui le secoururent, avant d’être battu à mort avec des bâtons. Néanmoins, les stigmates qu’auraient laissées les flèches lui permirent d’être associé avec la peste et sa guérison. Pendant la pandémie de SIDA, débutant dans les années 1980, Saint-Sébastien acquit une nouvelle importance auprès des communautés homosexuelles touchées par la crise, par son association avec les épidémies.
En tant qu’icône, Saint-Sébastien est présent dans les ouvres d’Oscar Wilde, de Yukio Mishima, et de Federico Garcia Lorca, et d’un nombre non négligeable de défilés de l’émission RuPaul’s Drag Race. Tennesse Williams nomma d’ailleurs le personnage absent, mais primordial, de son œuvre Suddenly, Last Summer. Le personnage, dans la pièce comme dans l’adaptation cinématographique de 1959, meurt battu par des garçons avec lesquels le spectateur attentif comprendra que Sébastien a eu des liaisons.
En somme, Sébastien, comme plusieurs autres, est réclamé comme partie intégrante des généalogies queers non pas parce que des preuves empiriques de son homosexualité existent, mais plutôt de manière à légitimer l’identité homosexuelle à un moment de répression et de discrimination sévère. C’est ici, dans mon histoire, qu’entrent Judah Ben-Hur et Spartacus.
After all these years, still close
C’est le genre de réplique qui pourrait être prononcée par le héros d’un film des années 2000 dans lequel deux amis d’enfance à la complicité évidente se retrouvent à l’âge adulte pour inévitablement finir ensemble, non? Pourtant, il s’agit plutôt d’une phrase qu’on peut entendre dans le péplum biblique de 1959 Ben-Hur. Dans le film, le personnage titulaire est un riche homme juif réuni avec son ami d’enfance Messala. Lorsque ce dernier demande à Ben-Hur de l’aider dans sa capture des rebelles qui menace la Judée, Ben-Hur refuse, choisissant sa patrie et sa foi, et s’attire les foudres de son ami. L’histoire biblique, ostensiblement, est celle d’une amitié spoliée par la soif du pouvoir. Du moins, c’est ainsi qu’elle m’était apparue dans mon adolescence quand j’écoutais le film pendant le congé de Pâques. Cependant, cette interprétation n’est pas partagée par un des scénaristes du film, Gore Vidal. Celui-ci, qui se disait maître dans l’art de projeter des sous-textes sans jamais le dire à personne, trouvait que la teneur émotionnelle de la relation entre Ben-Hur et Messala manquait de force si elle n’était motivée que par les différences politiques des deux hommes. Dans The Celluloid Closet, Vidal explique qu’il proposa alors au réalisateur, William Wyler, d’imaginer que les deux hommes avaient été des amants dans leur jeunesse. Il continue en proposant que Messala, de retour en Judée, aurait souhaité reprendre leur liaison, découvrant à son grand dam que Ben-Hur, lui, refuse, étant devenu familier avec le texte du Leviticus. Toujours selon Vidal, William Wyler aurait accepté à la condition de ne pas présenter cette alternative à Charlton Heston, qui interprétait Ben-Hur. Les nouvelles intentions auraient été partagées, cependant, à Stephen Boyd, qui joue le personnage de Messala. Vidal conclut en racontant qu’il considère que Boyd joue sa réunification avec Ben-Hur « comme un homme affamé. »
Aux yeux des spectateurs du 21e siècle, l’image semble exagérée, cependant, il est clair que le sous-texte queer de la scène est bel et bien présent. Durant toute la durée de la scène, les deux hommes sont physiquement extrêmement proches. Les plans où on ne voit que l’un des deux hommes sont extrêmement rares. Les deux hommes se précipitent dans les bras l’un de l’autre puis, sans explication, Messala empoigne un javelot qu’il lance à l’intersection de deux poutres. Ben-Hur fait de même et plante son javelot à quelques centimètres de celle de Messala. S’il est difficile de faire abstraction de la ressemblance entre les javelots et les flèches qui transpercent la peau de Saint-Sébastien, l’échange qui suit renforce l’idée du sous-texte queer. C’est à ce moment, en remarquant la proximité des javelots, que Messala s’exclame “After all these years, still close,” alors que Ben-Hur répond “In everyway.” À la lecture pragmatique, l’échange peut sembler comme une remarque innocente sur les prouesses athlétiques similaires des deux hommes, mais considérant les déclarations de Gore Vidal, il est également possible qu’il s’agisse plutôt d’une manière codée de signifier la relation passée des deux hommes. Quand Messala indique à Ben-Hur qu’il espère qu’ils sont toujours proches de toutes les manières, Ben-Hur n’offre qu’un air désapprobateur, qui peut pointer vers sa détermination à ne pas reconduire leur relation. À la fin de la scène, les deux hommes lèvent leurs verres à la loyauté des vieux amis, buvant en entrelaçant leurs bras dans un geste qui rappelle l’union, signifiant peut-être que les deux hommes reconnaissent leur amour qui ne peut pas continuer. Avant de couper à la prochaine scène, la caméra montre à nouveau les deux javelots dans la poutre.
Deux niveaux de censure sont à l’œuvre dans le film. Le niveau extérieur, le plus évident, celui du Code Hays, interdit que la relation amoureuse entre les deux hommes soit racontée explicitement. Le niveau intérieur, au sein même du film, reflète le premier niveau. En effet, dans cette forme de «méta-censure», à l’intérieur du film, seul Ben-Hur doit passer comme hétérosexuel. Ben-Hur agit comme son propre code de censure métaphorique. Après avoir lu le Leviticus, il comprend que selon les textes religieux, selon sa foi, son amour pour Messala était pêché. À cette découverte, il coupe cette facette de sa relation avec Messala pour se restreindre à une vie passée avec Esther, une femme qui joue un surprenamment petit rôle dans le récit. Dans l’histoire, Ben-Hur refuse à Messala de l’aider à contrôler les insurrections puisqu’il partage la foi des rebelles, alors que dans le récit sous-textuel, Ben-Hur refuse de reprendre sa relation avec Messala puisque sa foi l’en interdit. Dans les deux cas, Messala en veut à la foi de Ben-Hur, qui, selon lui, brise leur relation, peu importe la version de l’histoire.
Dans ce contexte, Ben-Hur, bien qu’il s’agit d’un personnage fictif, vient garnir les rangs des icônes d’une généalogie partagée, alors que le scénariste et le réalisateur utilisent codes et stratégie pour aligner le protagoniste avec une identité queer, tout cela à l’insu même de l’acteur principal. L’ingéniosité des javelots dans la poutre, vraiment!
Préférez-vous les huîtres ou les escargots?
L’année suivante, dans le film désavoué de Stanley Kubrick Spartacus, l’identité queer probable de personnages de la Rome Antique a également été victime de la censure du Code Hays. Le film raconte l’histoire extrêmement romancée du gladiateur thrace Spartacus, ayant mené une rébellion d’esclaves contre l’Empire romain, à l’origine de la troisième guerre servile. Spartacus oppose principalement la figure titulaire, idéaliste et noble, jouée par Kirk Douglas, à la brillance rusée du sénateur Marcus Crassus, joué par Laurence Olivier. C’est la bisexualité implicite de ce dernier qui fut visée dans une célèbre scène censurée.
La scène se déroule derrière un voile, alors que Crassus, assis presque nu dans sa baignoire, interroge son serviteur — “body servant” en anglais — Antoninus, tout aussi légèrement habillé. Les questions se rapportent presque toutes aux habitudes morales du serviteur. Crassus lui demande s’il vole, s’il a déjà déshonoré les dieux, ainsi de suite. La question qui a suscité l’ire du bureau des censeurs, cependant, est celle où Crassus demande à Antoninus s’il mange des huîtres. « Quand il y en a », répond le serviteur. Lorsque Crassus lui demande ensuite s’il mange des escargots, Antoninus se précipite à répondre qu’il n’en mange jamais. L’interrogatoire se poursuit, et Crassus demande s’il croit que manger l’un est moral et l’autre pas, en concluant que le choix de manger des huîtres et des escargots est un choix basé sur le goût et non pas sur la morale, Crassus établi qu’il mange à la fois des huîtres et des escargots. L’image est plutôt évocatrice et révèle à Antoninus que son maître est bisexuel, et non pas qu’il aime manger plusieurs aliments. Quand la conversation se termine, les deux hommes émergent de derrière le voile puis Crassus change de sujet, monologuant plutôt sur la politique romaine. Ce changement exprime la croyance de Crassus que les conversations concernant les préférences sexuelles doivent être conduites en privée, derrière un voile à la fois figuratif et objectif, alors que l’espace public est réservé à la quête du bien collectif et non pas du plaisir individuel.
La scène, une des dernières à avoir été censurée par les restrictions du Code avant son abolition, aurait déplu aux autorités par son discours impliquant que les préférences sexuelles sont une question, justement, de préférence et non de morale. En effet, le Code Hays prévoyait la censure des références à l’homosexualité puisqu’elle était considérée comme une perversion morale. La scène, bien qu’elle ait été tournée, dû être coupée au montage dans son entièreté avant de présenter le film au public. On peut aujourd’hui voir la scène dans la version restaurée du film, avec la voix d’Anthony Hopkins qui double Laurence Olivier, puisque la bande sonore du film avait été perdue au moment de son exclusion. Le film en soi, au-delà de la censure, n’est pas sympathique à la déclaration de Crassus. Après que le sénateur ait révélé sa préférence pour les hommes et pour les femmes dans une probable tentative de séduction, Antoninus fuit la maison de son maître pour rejoindre la révolte de Spartacus. En somme, ce n’est pas seulement pour se battre pour la liberté que le serviteur fuit, mais aussi pour éviter d’avoir des rapports avec Crassus.
Si le récit traite ainsi la déclaration de Crassus, le film adopte un discours et une esthétique queer dans sa manière de mettre l’accent non pas sur les relations entre les hommes et les femmes, mais bien sur celles entre hommes. Tout au long du film, Spartacus est mis en scène dans une grande proximité avec les esclaves en révolte, particulièrement Antoninus et Crixus. Ces derniers, comme plusieurs autres, choisissent ultimement la mort par crucifixion, après s’être identifiés comme étant Spartacus, plutôt que de vendre la peau de leur meneur. Spartacus établit un lien qui semble beaucoup plus fort avec ses compagnons qu’avec Varina, sa compagne.
De plus, le corps masculin est montré, presque objectifié, d’une manière presque érotisante, contrairement à celui des femmes. Les corps des esclaves, comme des sculptures, sont en parade, comme un objet d’identification et d’envie pour le public principalement masculin de ces affaires de sandales et d’épées.
Spartacus permet, en alliant la parade du corps masculin avec la violence, d’accomplir deux buts. En premier lieu, l’association permettait d’apaiser les censeurs, qui ne permettaient l’exhibition des corps presque nus des hommes que dans le contexte des batailles. Ensuite, en reliant la brutalité et le corps masculins, le film permet aux spectateurs qui en ont envie de voir des corps, tout en voyant un film qui leur permet de continuer à passer l’hétérosexualité. Ostensiblement, les hommes qui allaient voir Spartacus pour voir Spartacus, pour le plaisir d’admirer le corps exposé de Kirk Douglas, pouvaient le faire sous le prétexte de vouloir voir un péplum.
Quand la restriction est la mère de l’invention
Il est très certainement normal de vouloir critiquer le Code. Après tout, la censure, c’est mal. Je me range dans le camp de ceux qui trouvent la censure américaine de la période du Code Hays, bien que symptomatique des mœurs de son époque, absurde et démesurée. Ceci dit, je suis aussi bien assurée dans ma conviction que la suggestion est parfois un outil qui peut être extrêmement efficace.
Dans cette optique, les artisans du cinéma derrière les films de l’époque du Code, à l’instar de ceux qui voulaient insuffler des sous-textes queers dans leurs films, devaient se montrer créatifs pour contourner les règles du Code. Par exemple, pour obéir au code, un film ne pouvait pas montrer en détail un meurtre brutal. Pour garder l’intégrité de son film, dans les dernières années du Code, Alfred Hitchcock dû profiter de toutes les ressources dans son arsenal pour montrer le meurtre de Marion Crane dans Psycho sans toutefois montrer le couteau entrer dans la peau de la victime, en utilisant un montage extrêmement rapide de plans courts s’alternant entre le tueur, la victime, la douche, etc. Cette obligation, née des restrictions du Code Hays, a d’autant plus donné place à une des scènes les plus mémorables du film et de l’histoire du cinéma.
Le réalisateur français François Truffaut a été maintes fois cité alors qu’il célébrait le talent d’Hitchcock pour filmer des scènes d’amour comme des scènes de meurtre. C’est d’ailleurs la même logique employée par Hitchcock dans Psycho qu’il utilisa quatorze ans plus tôt dans le film Notorious.
Le code prévoyait que les films devaient absolument s’abstenir de montrer des embrassades excessives ou lascives, des baisers lascifs ou des gestes et des postures suggestives. Pour se montrer conforme au code, Hitchcock demanda à ses deux acteurs principaux, Cary Grant et Ingrid Bergman, d’interrompre leur baiser à des intervalles réguliers avant de le reprendre, pour apaiser les censeurs. Ironiquement, la scène est beaucoup plus sensuelle ainsi, comme elle est infusée d’un sens d’interdiction et de passion enflammée.
En obéissant d’une manière presque malicieuse au Code Hays, ces suggestions se campent du côté de la suggestion, les rendant au premier regard plus acceptable, mais aux yeux de ceux qui comprennent – tout le monde dans le cas des films d’Hitchcock; ceux qui savent qu’ils doivent chercher dans le cas de Ben-Hur et de Spartacus – beaucoup plus intéressants, plus doux, plus sensuels.
Suivre les miettes de pain
Quoi de plus satisfaisant que de transformer une image chère aux yeux des plus conservateurs — Ben-Hur, mettons — en personnage queer? En transformant, en réclamant l’identité d’un personnage admiré par la culture dominante, des scénaristes comme Gore Vidal et Dalton Trumbo ont non seulement aidé à créer des généalogies queers pour les communautés persécutées, mais ils ont aussi contribuer à ouvrir la piste pour permettre aux communautés homosexuelles de s’identifier à des personnages puissants et positifs dans l’histoire fictive et réelle. En insistant pour camoufler des personnages queers — réellement ou implicitement — certains des scénaristes les plus prisés d’Hollywood ont pu utiliser l’hétérosexualité obligatoire comme un outil pour queerer l’histoire. À ceux qui meurent de faim, les miettes de pain qu’ils mettent sur le chemin apparaissent avec des airs de festin.
Lire plus sur le sujet:
Chauncey, George. “The Double Life, Camp Culture, and the Making a Collective Identity.” Dans Gay New York: Gender, Urban Culture, and the Making of the Gay Male World, 1890-1940, 271-299. New York: Basic Books, 1994.
Corber, Richard A. “Tennessee Williams and the Politics of the Closet.” Dans Homosexuality in Cold War America: Resistance and the Crisis of Masculinity, 107-134. Durham: Duke University Press, 1997.
Doherty, Thomas. Hollywood’s Censor: Joseph I. Breen & the Production Code Administration. New York: Columbia University Press, 2007.
Joshel, Sandra Rae, Margaret Malamud et Donald T. McGuire, eds. Imperial Projections: Ancient Rome in Modern Popular Culture. Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2001.
Kaye, Richard A. “Losing his Religion: Saint Sebastian as Contemporary Gay Martyr.” Dans Outlooks: Lesbian and Gay Sexualities and Visual Cultures, Peter Horne et Reina Lewis, éditeurs. 86-105. New York: Routledge, 1996.
Russo, Vito. The Celluloid Closet: Homosexuality in Movies. New York: Harper & Row, 1987.
Thompson, Kristin et David Bordwell. Film History: An Introduction, Third Edition. New York: McGraw Hill, 2010.
Walsh, Frank. Sin and Censorship: The Catholic Church and the Motion Picture Industry. New Haven: Yale University Press, 1996.
The Celluloid Closet, dir, Rob Epstein and Jeffrey Friedman, scr. Vito Russo, Rob Epstein, Jeffrey Friedman, Sharon Wood and Armistead Maupin (USA), 1995, 107 min.
Tl;dr : les vrais savent
fascinant tout ça!! bravo mon amie!